dimanche 2 février 2020

Interview dans NOOSPHERE : "FORGER UN ALLIAGE SOCIETAL" (revue de l'Association des Amis de PIERRE TEILHARD DE CHARDIN)



Interview d'Henri-Jacques Citroën dans la revue NOOSPHERE (numéro de Septembre 2019) de l'Association des Amis de PIERRE TEILHARD DE CHARDIN

(Rappel : le Père jésuite Pierre Teilhard de Chardin, paléontologue, théologien et philosophe, a été un des expéditionnaires de la Croisière Jaune (1931-1932), organisée par André Citroën)


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Avant sa publication, cet interview a été annoncée par NOOSPHERE dans les RESEAUX SOCIAUX avec cette VIDEO :

https://www.youtube.com/watch?v=cgsUQpTSw9c



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FORGER UN "ALLIAGE SOCIETAL", UNE AMBITION DE CREATION ECONOMIQUE ET SOCIALE.


Henri-Jacques Citroën


Henri-Jacques Citroën, HEC de formation, coopère au Venezuela, lors de sa période militaire. Remarqué par le Président de la commission d’économie de la chambre des députés, Rafaël Tudela, il finit par s’installer à Caracas. Il va représenter les plus beaux fleurons de l’industrie française, Usinor-Sacilor, Péchiney, la Porcelaine de Limoges et surtout Total avec qui il montera de gros projets. Aussi habile que son grand-père en matière de relations publiques, il a ses entrées partout à Caracas. Nicolas Maduro et bien sûr Hugo Chavez en font partie. Ce français, au nom prestigieux, fascine le futur Président vénezuélien. A l’époque, avant sa radicalisation, Chavez était favorable aux investisseurs extérieurs. Il est aujourd’hui conseiller du commerce extérieur et coopère à l’ADIT, (l’Agence pour la Diffusion de l’Information Technologique), le numéro 1 français de l’intelligence économique, de la diplomatie et de l’éthique des affaires. Comme son grand-père, l’esprit novateur d’Henri-Jacques s’accompagne d’une fibre sociale et réaliste. Le centenaire de la société Citroën, à la Ferté-Vidame, a permis à l’Association d’être présente à cette magnifique manifestation avec un stand sur la croisière jaune et la présentation de la pensée de Teilhard. L’interview qu’il a accordé à Noosphère a permis de découvrir son charisme et sa volonté pour construire des projets en coopération avec les acteurs concernés. Sa stratégie « d’alliance sociétale » est un véritable déploiement opérationnel et concret de la construction de la terre à laquelle nous invite Teilhard.

HG - Henri-Jacques Citroën, bonjour. Je vous remercie d’avoir accepté cet entretien. Nos chemins se sont croisés lors de cette manifestation magnifique à La Ferté-Vidame pour le centenaire de la création de Citroën. Quel enseignement en retirez-vous ?

HJC - Ce fût un grand événement dans l’histoire de la marque Citroën. Ce rassemblement de 60 000 personnes sur trois jours avec 4 400 voitures anciennes, de nombreux journalistes, de nombreux visiteurs étrangers, a été une manifestation réussie. Elle s’est déroulée dans une ambiance très amicale et détendue, avec une grande ferveur et un grand enthousiasme des participants.
Pour moi, ce fut vraiment un moment très intense. J’étais, en effet, en contact avec des centaines et des centaines de participants, des collectionneurs, des visiteurs, des passionnés. Tout d’abord, le fait de voir cette ferveur envers Citroën et mon grand-père, devenu une sorte d’icône comme ont pu l’être Gandhi, Mandela ou certains artistes, m’a, vous l’imaginez, beaucoup touché. Ensuite, j’ai vécu un certain nombre de rencontres qui m’ont particulièrement marqué. Par exemple, lors du dîner de gala, après une standing-ovation adressée à la famille, de la part des 2 500 participants, des rafales de photos, des demandes d’autographes nombreuses, trois Chinois s’approchent de moi et me disent « C’est un grand honneur de

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pouvoir vous serrer la main, il faut que vous sachiez que nous sommes venus de Hong Kong pour cet événement, et avant de venir ici, nous sommes passés au cimetière de Montparnasse pour nous recueillir devant la tombe de votre grand-père ». C’est un salut chinois particulièrement marquant caractérisant une ferveur non seulement française, mais internationale.

HG - Très impressionnant.

HJC -Autre moment fort, une rencontre avec un grand collectionneur possédant une quarantaine de voitures anciennes Citroën, dont une Type A, premier modèle produit par mon grand-père. Il me dit l’avoir trouvée dans une grange abandonnée et il l’a achetée. Il ne l’a pas encore restaurée, mais il va la voir souvent. Comme elle porte le numéro 1000 et quelques, c’est donc vraiment une des premières voitures produites. Probablement (et même sûrement), les yeux d’André Citroën, inspectant son usine, se sont portés sur elle. Il pense donc que sa voiture a été vue et peut-être même touchée par André Citroën. Et, pour lui, c’est suffisant pour la regarder souvent.
J’ai vécu aussi d’autres rencontres de même nature avec des journalistes. Le premier jour, la presse étrangère et la presse française étaient présentes dans le pavillon de la société Citroën. Les dirigeants de Citroën recevaient les journalistes par pays ou par média. À un moment, un des directeurs est en train de parler à douze journalistes chinois qui étaient assis autour de lui avec une interprète. Et, comme il me voit déambuler par-là, il dit aux Chinois : « Ah regardez, le petit-fils d’André Citroën passe près de vous ». Les douze Chinois se sont levés comme un seul homme, ont commencé à m’applaudir, m’ont demandé de les accompagner, m’ont pris en photo tous ensemble, un par un, sous tous les angles possibles et inimaginables, m’ont demandé de rester avec eux et de parler. Je leur ai raconté un certain nombre d’histoires concernant la vie et l’oeuvre d’André Citroën, les histoires que l’on connaît moins, celle des engrenages, des obus pendant la guerre etc., Je leur ai raconté aussi des choses sur les croisières, les chansonniers qu’il aimait beaucoup. A leur retour en Chine, ils ont rapporté dans de nombreux journaux mes paroles et mon discours. En conséquence, les partenaires de Citroën en Chine, Donfeng, m’ont invité à les rencontrer avec le public chinois pour aider l’importation commerciale de Citroën là-bas. Je leur ai dit que je pouvais accepter l’invitation, uniquement à condition que la société Citroën soit d’accord. Il convient d’ailleurs de noter que les dirigeants de Citroën en Chine à Dongfeng, il y a quelques années, ont organisé une célébration de la Croisière jaune. En effet, dans le groupe qui partait de Chine, pour aller au Liban, il y avait six Chinois, qui ont fait le trajet. En conséquence, les Chinois considèrent qu’ils sont d’une certaine manière, partie prenante de la croisière jaune.
Il y a eu également un moment intense, le vendredi soir, lors d’un dîner organisé par l’amicale Citroën internationale qui regroupe tous les clubs Citroën dans le monde. Vous savez que Citroën est la marque qui a le plus de collectionneurs et de clubs, environ 70 000 collectionneurs, une centaine de clubs. Ils organisaient donc un dîner avec les délégués de tous les pays, Australie, Nouvelle Zélande, Japon, Amérique latine etc. Quand nous sommes arrivés au dîner, tout le monde nous a accueillis à bras ouverts. Les Latino-Américains ont eu la grande surprise de voir que je parlais parfaitement l’espagnol et nous avons commencé à discuter, ils ont fait part de leurs expériences et m’ont invité là-bas. À chaque fois qu’on rencontre quelqu’un dans ce genre de rassemblement (ou ailleurs), les gens ont tous de belles histoires à raconter. Parfois, c’est un concessionnaire qui vous explique que sa famille a la concession depuis 1926, depuis trois générations, qu’elle a une lettre de mon grand-père reçue à l’époque, qu’elle a vu telle et telle évolution. Puis, vous avez les particuliers qui vous racontent que le grand-père ou le père avait une DS, que le cousin avait une 2CV. Bref, en France, pratiquement tout le monde a une histoire familiale ou amicale à raconter ayant rapport avec Citroën.
C’est peut-être la différence entre Citroën et les autres marques dans le monde. De nombreux modèles ont marqué leur temps et sortent vraiment de l’ordinaire. La Type A est la première, elle ne rentre peut-être pas dans cette catégorie (avant la première guerre mondiale, on pouvait acheter une voiture sans les

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phares par exemple), mais si vous regardez après la Type A, vous avez d’abord les chenilles, puis la Rosalie (celle des records mais aussi la belle Rosalie, voiture élégante que certains achetaient pour leur propre utilisation), puis évidemment la traction avant. Ensuite, ce n’était plus mon grand-père, mais il y a eu la 2CV, la DS, la SM, la CX, la Mehari, ce sont des voitures qui n’ont pas été copiées. Si vous regardez la DS, personne ne s’en est même rapproché. Même chose pour la 2CV. C’est vraiment une série de voitures qui sont marquantes, qui plaisent encore aujourd’hui, parce que ce sont des jolies voitures, en tout cas originales et agréables à voir.
Au de-là des voitures, la personnalité d’André Citroën, sa vie, tout ce qu’il a apporté à l’industrie et au monde de la communication, à l’économie en général et au retentissement de la France, ont eu un impact indéniable sur la construction du personnage, sur l’histoire industrielle française et sur le mythe Citroën. Ce que je dis toujours dans mes discours, c’est un des industriels les plus sympathiques du 20ème siècle.

HG - La filiation d’immigration d’André Citroën dû à votre arrière-grand-père, arrivé en France, en provenance des Pays Bas, est aussi un marqueur de votre famille. La transformation qu’il fit du nom d’origine, Roelof d’abord en Limoenman, citron, puis Citroën, contribue à ce mythe fondateur. Le brevet racheté en Pologne sur les engrenages en chevron après sa sortie de Polytechnique, est également une preuve de son esprit d’entrepreneur visionnaire.
- (00’16’15)

HJC- Vous touchez là à un sujet intéressant. En fait, nous sommes une famille très européenne. La famille est originaire de Hollande (le tréma a été ajouté en France lors de l’inscription à l’école pour faciliter la prononciation). La mère d’André Citroën est polonaise, puis il épouse une Italienne. Ma mère était hongroise, naturalisée suédoise pendant la guerre. Moi, je suis né en Espagne (mes parents habitaient alors là-bas). Ma fille habite en Grande-Bretagne, mon frère au Luxembourg. Enfin bref, nous sommes complètement européens, avec toutes les connexions familiales que l’on a ici ou là.

HG - Européens certes mais globe-trotter, en quelque sorte, cela nous nous ramène à la Croisière Jaune. Comment cette histoire homérique vous a-t-elle été transmise par vos parents ?

HJC- Évidemment, mon père nous racontait des anecdotes ponctuelles sur la vie familiale et des moments qu’il a vécus. Mais, pour répondre à votre question, c’est plus dans la lecture des livres sur la Croisière, et aussi par le film d’André Sauvage, que je l’ai vraiment découverte. Sur le déroulement de la Croisière, on en parlait bien sûr à la maison, mon père en avait suivi l’évolution, mais il était enfant et donc il n’a jamais fait de commentaires particuliers. C’est donc plutôt la lecture. Les contacts que j’ai pu avoir autrefois m’ont également beaucoup appris. Pendant très longtemps, tous les collaborateurs d’André Citroën se réunissaient une fois par an pour déjeuner au Pré-Catelan. Quand j’étais adolescent, puis adulte, dans les années 70, il y avait 200 personnes et j’ai eu l’occasion de déjeuner à côté du mécanicien de la Croisière Jaune qui était à bord, et aussi d’autres collaborateurs qui n’étaient pas à bord mais qui m’ont raconté le déroulement de la croisière jaune. Jusqu’à il y a cinq ou six ans, le déjeuner s’est tenu chaque année. Les quinze dernières années, c’étaient bien sûr les enfants des collaborateurs.

HG - Le film d’André Sauvage montre la dureté du voyage, les tempêtes de sable éreintant les hommes et les voitures, le froid du désert de Gobie où il fallait laisser tourner les voitures 24h sur 24 pour éviter aux moteurs de geler, c’est impressionnant !

HJC- C’est une expédition vraiment unique dans l’histoire de l’humanité. Quand on voit l’autochenille, puisque vous êtes monté à l’intérieur, vous serez d’accord avec moi pour dire que c’est le summum de l’inconfort… D’abord, le dossier du siège est vertical et fixe. La partie horizontale du siège n’est pas très grande et il n’y a pas beaucoup de place entre les cuisses du conducteur et le volant. Pensez que des hommes traversaient tout un continent, l’Himalaya, le désert de Gobi comme vous dites, la Syrie,

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l’Afghanistan, des endroits où il n’y avait pas de routes à l’époque, ou la guerre civile chinoise effectivement… C’étaient des surhommes.

HG - Ils étaient seuls sans support logistique pendant leur double traversée de la Chine

HJC- Oui mais, il ne faut pas oublier la préparation extrêmement méticuleuse qui a été entreprise pendant deux ans avant l’expédition elle-même. Tout ce que faisait mon grand-père était fait avec une énorme précision, il ne laissait rien au hasard. En deux ans, plusieurs équipes se sont relayées pour aller directement sur les points d’étapes prévues du trajet pour déposer l’essence et les pièces de rechange, et aussi s’occuper de toutes les autorisations de traversée des pays.

HG - Et l’Union soviétique a refusé…

HJC- On peut affirmer que c’était une préparation extraordinaire. Quand on pense au Maréchal King qui a gardé en otage les expéditions qui venaient de Chine parce qu’on lui avait promis une voiture qui n’est pas arrivée, on voit par-là les dangers de cette odyssée. On lui a donc envoyé une voiture pour les libérer. Vous imaginez à l’époque, au fin fond de la Chine, une voiture Citroën… il fallait la mettre à bord d’un bateau qui contournerait l’Afrique, qui remonterait vers l’Inde ou que sais-je….

HG- Une telle expédition serait impensable aujourd’hui! Financer un tel projet tient de la folie.

HJC - J’ai lu quelque part (ça vaut ce que ça vaut) que c’est comme si aujourd’hui on avait dépensé 10 millions d’euros pour faire la traversée. De toute façon, le retentissement était tel… comme vous le savez, tous les soirs ou presque, les expéditionnaires rapportaient à travers la radio française ce qu’ils avaient fait pendant la journée et où ils en étaient. Je pense qu’une partie de la population française devait donc suivre l’évolution au jour le jour. Du point de vue relations publique, on peut dire que ce fût une opération bénéfique

HG - Dans votre discours inaugural à la Ferté-Vidame, j’ai été frappé par l’objectif de votre grand-père pour cette Croisière. Il voulait décloisonner le monde, l’ouvrir à la voiture, en faire un vecteur de réunification des hommes entre eux.

HJC - Pour lui, la Croisière Jaune était le test ultime pour les hommes et pour les machines. Mais, l’idée qu’il avait effectivement, c’était justement de renverser toutes les barrières qui pouvaient séparer les peuples à l’époque, grâce à la communication pour permettre le développement de la voiture. Il était absolument clair là-dessus.

HG -Si votre grand-père était un grand entrepreneur et avait le sens commercial, il avait également une forte préoccupation sociale.

HJC- Complètement ! Regardez, déjà pendant la première guerre mondiale, l’usine des obus. À l’époque, la majorité du personnel de l’usine était féminine, en raison de l’absence des hommes mobilisés, tout était organisé d’un point de vue social pour le bien-être des employés. Par exemple, il y avait des garderies, infirmeries, médecins, cantines… On vendait même au personnel des aliments subventionnés par l’entreprise. Dès le départ, en pleine guerre, en pleine crise, il y avait le souci de l’autre. Après, quand on a commencé à produire les voitures à l’usine de Javel, c’était pareil, il y avait un traitement extrêmement humain qui était réservé au personnel. D’ailleurs, je ne sais pas si vous avez noté la citation à la fin de mon discours de Monsieur Franck, qui est actuellement délégué syndical central CFTC chez PSA, il m’écrit : « Quand j’ai été embauché en 1986 à Citroën Aulnay, on sentait encore l’empreinte de la famille avec le souci toujours existant du bien-être de ses salariés. Je suis aujourd’hui PSA Groupe et je n’oublierai jamais pour autant la Maison Citroën qui m’a inculqué la fierté de travailler pour cette entreprise ».

HG Magnifique !

HJC- Qu’un syndicaliste tienne un tel discours, a du sens !

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HG- C’est une preuve de l’attachement à l’entreprise. Je pense que c’est une des causes de sa notoriété.

HJC- Bien sûr. Il faut voir la popularité qu’il avait. Tous les gens qui l’ont connu me disaient qu’ils l’appelaient le « patron », qu’il était vraiment quelqu’un chaleureux, proche des gens. C’est quelqu’un qui était complètement détaché.

HG C’était l’avantage et la faille peut-être !

HJC- Une faille, peut-être pour les descendants, mais quand j’y réfléchis, c’est quand même étonnant de constater que quelqu’un qui a passé des années à développer son projet industriel, ne possédait rien. Il ne possédait rien en dehors des usines, tout était réinvestit dans l’entreprise. Son appartement à Paris était loué, la maison à Deauville était louée. Tout ce qui comptait, c’était la famille et l’entreprise, c’est tout. Son seul caprice était le jeu au casino…

HG- C’était peut-être aussi un gouffre, non ?

HJC- Non, non, les gens qui connaissent un peu le sujet le disent : il a perdu mais il a aussi gagné de l’argent au casino, comme tous les joueurs de casino.

HG Etait-ce une addiction ?

HJC- Certains ont fait le rapprochement avec la faillite de la société. Mais non, quand on joue au casino, les montants que vous jouez n’ont rien à voir avec le chiffre d’affaires d’une entreprise aussi grande comme celle-là qui fait des profits. Et quand il jouait beaucoup, c’est parce qu’il gagnait beaucoup. C’est d’ailleurs, grâce à ma grand-mère que les femmes ont aujourd’hui, accès aux salles de jeu des casinos… Les femmes n’avaient pas le droit d’y entrer. Et un jour, une personne vient lui dire que son mari était en train de jouer gros au casino. Elle bouscule alors tout le monde pour intervenir, elle fait irruption dans le casino et s’adresse à lui : « Si tu continues, je te laisse, je divorce ! »… Voilà, les femmes ont pu entrer dans les salles de jeu par la suite… Mais voilà, c’était son plaisir.

HG- Une sorte de défoulement peut-être.

HJC Oui, voilà. De toute façon, c’était un joueur. Dès l’instant où vous lancez cette fameuse affirmation très connue de sa part : « à partir du moment où une idée est bonne, il n’y a pas de prix pour la réaliser », vous prenez des risques aussi. L’idée peut être bonne mais si vous mettez trop d’argent pour la réaliser, ça peut se retourner contre vous. Heureusement que pendant longtemps, il avait à côté de lui Georges-Marie Haardt qui modérait ses ardeurs et lui rappelait les réalités. Quand Georges-Marie Haardt est mort, le garde-fou a disparu.

HG- Vous parliez de votre grand-mère qui avait apparemment du caractère, André Citroën a voulu aussi que les femmes conduisent, et bien sûr des Citroën…. Vous avez même prénommé une de vos filles Anne-Rosalie ! C’est un lourd héritage que de lui transmettre le nom mythique de cette fameuse voiture Rosalie !

HJC- Je me souviens, j’étais dans une salle d’attente, elle allait naître dans quelques jours et je me demandais comment nous allions l’appeler. Je regardais dans mon agenda le calendrier annuel pour voir tous les prénoms, et je tombe sur Rosalie. Je me dis « mais oui bien sûr », mais je n’allais pas mettre Rosalie tout seul, et donc j’ai ajouté Anne…
Pour revenir au discours de La Ferté-Vidame, une chose m’a impressionné, c’est la réaction des gens. Un certain nombre de Messieurs se sont approchés de moi pour me dire « Vous savez, vous m’avez fait pleurer ». Il y a même des dames qui sont venues en disant « Vous avez fait pleurer mon mari ». Cela m’a impressionné. Dans le discours, j’ai essayé de m’adresser à tout le monde, en transmettant un maximum d’émotion. Je mets en avant les collectionneurs, les gens qui ont créé etc., mais je ne me rendais pas compte que ça allait émouvoir à ce point. Aussi, à trois ou quatre moments, moi-même, je me suis trouvé au bord des larmes.

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HG- Cela montre bien que ceux qui entreprennent et qui ont un charisme personnel, ont une influence significative dans l’instant et sur l’avenir. Dans l’histoire de l’automobile, il y a un avant et un après Citroën ?

HJC- Oui, c’est vrai. Enfin l’avant, il n’y avait pas grand-chose avant. Mais, il y avait tous les précurseurs quand même. À l’époque, il y avait beaucoup de marques de voiture, mais qui ne produisaient que quelques dizaines ou centaines de voitures, des marques dont on ne connaît plus les noms. Mais bon, c’est là que tout se prépare. Après, c’est la période de la guerre, Ford commence sa production et l’industrialise.

HG- D’ailleurs, votre grand-père a fait le voyage aux États-Unis pour aller voir Ford ?

HJC- On ne sait pas en fait quand il a fait ce voyage, en 1912. Des gens disent qu’il l’a rencontré et d’autres disent que non. Il est allé là-bas, c’est sûr, parce qu’il s’est rendu compte que c’est là-bas qu’il trouverait la créativité industrielle. C’est là qu’on trouvait des ingénieurs en pleine action, en pleine invention et en pleine création. Il voyait qu’énormément de choses s’y passaient, et c’était la motivation de son voyage pour s’inspirer de ce qu’il découvrait. C’est pour ça que quand il a lancé l’entreprise automobile, il a exigé que le personnel parle anglais pour y rentrer, ingénieur ou technicien. Il partait du principe que beaucoup d’inventions allaient venir de là-bas et qu’il y aurait beaucoup d’échanges avec les Américains, et il fallait donc parler anglais.

HG- C’est intéressant car il avait déjà une vue internationale de l’économie et de l’entreprise. Il avait une vue planétaire. Il avait une vision presque teilhardienne de convergence des pays sur des projets communs.

HJC Vous avez raison car, quand il commence à produire des voitures, il leur donne l’implantation de Citroën en Europe. J’ai écrit un article, demandé par le commerce extérieur de la France, dont je suis conseiller et qui n’est pas encore publié, sur André Citroën et l’international. J’ai donc fait des recherches et j’ai vu qu’il avait en 1919 un collaborateur qui s’appelait Félix Schwab et qui était conseiller du commerce extérieur de la France. C’est lui qui est allé dans le monde entier. Très vite, il y a eu des filiales, des concessions en Europe qui s’ouvraient partout, en Espagne, en Grande-Bretagne etc., et aussi assez vite des usines, en Pologne, en Allemagne, en Grande-Bretagne (à cause de restrictions de droits de douane). Il a aussi envoyé ce Félix Schwab au Japon, en Chine, en Inde etc. En l’espace de trois ou quatre ans, il y a eu une implantation brutale planétaire car il se disait que plus il avait de points de vente, plus il pourrait alimenter ses usines en commande et faire des économies d’échelle. D’ailleurs, un de ses collaborateurs disait « Mais pourquoi aller si vite partout ? », et il lui a répondu « On va plus vite en faisant des grands pas qu’en faisant des petits »…

HG- On peut faire des comparaisons avec un industriel comme Michelin qui a repris la société Citroën au moment de sa faillite. Il y a un certain parallélisme d’entrepreneurs, mais avec un caractère très différent, une grande discrétion. Je suis impressionné par la structure juridique de Michelin qui est restée une société en commandite par actions, ce qui est absolument stupéfiant, à cette échelle, comme risque pour les actionnaires de la famille. C’est comparable à votre grand-père en quelque sorte. Deux entrepreneurs aux caractères différents mais de même nature du point de vue de la volonté et de l’esprit d’entreprise familiale et qui en conserve le caractère.

HJC- L’histoire de Michelin est effectivement impressionnante, mais elle n’est pas percutante dans son retentissement, comme celle de Citroën en raison de cette discrétion. C’est vraiment une entreprise qui s’est complètement concentrée sur la production des pneus et qui est devenue un leader mondial.

HG- Ne pourrait-on pas affirmer, mais je me trompe peut-être, que Michelin et Citroën, incarnent ce type d’entreprise qu’exprimait le représentant syndical que vous citiez, Monsieur Frank ? Autrement dit, ne sommes-nous pas en face d’entrepreneurs qui refusent la financiarisation de l’économie ?

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HJC- Oui, c’est une entreprise qui a l’air très humaine. Elle a beaucoup d’usines partout, et on peut affirmer que, comme pour Citroën, l’aspect social et humain compte de manière fondamentale.

HG- Ne sommes-nous pas aujourd’hui, dans ce contexte hyperlibérale que l’on peut observer, devant une question de fond que l’on peut formuler ainsi : lors de sa création et de sa première croissance, l’intérêt de l’entreprise et de ses actionnaires sont liées mais, à partir du moment où les propriétaires cèdent tout ou partie de leur entreprise à des actionnaires extérieurs indifférenciés, comme des fonds de pensions par exemple, il y a découplage de l’intérêt des actionnaires et de celui de l’entreprise. Et le risque de financiarisation apparaît. En effet, l’entreprise devient uniquement le support provisoire du maximum de rentabilité du capital investi, qui se retire ou cède ses actions pour un autre support plus rentable à la moindre occasion. Sous la pression de ses actionnaires, le Dirigeant finit par piloter son entreprise principalement à la valorisation de l’action. Qu’en pensez-vous ?

HJC- C’est ce qu’on voit trop aujourd’hui. Vous touchez là un sujet qui me tient particulièrement à coeur. Cela explique en grande partie le mécontentement d’une grande partie des Français, qui s’est manifesté à l’occasion des Gilets Jaunes. Je vais vous raconter une histoire que j’ai vécue mais qui est très significative par rapport à ce qu’on est en train de se dire. Quand j’étais au Venezuela, nous avons développé une méthode de « responsabilité sociale d’entreprise (RSE) » qui était particulièrement élégante et efficace. Cela a tellement bien marché au Venezuela (alors que les tensions sociales et politiques étaient là) qu’elle est devenue depuis la politique de Total dans le monde entier. Je l’ai proposée à d’autres grands groupes comme Lafarge, Holcim, Sanofi…

HG- Comment cela a-t-il fonctionné ?

HJC- Je vais vous citer l’exemple de Sanofi. Nous avions donc eu un contrat avec Sanofi pour créer une usine à Caracas et nous mettons en place cette stratégie d’alliance. En deux mots, quand vous avez une implantation visible quelque part, nous prenons contact de manière exhaustive avec toutes les parties prenantes de l’environnement politique et social. Quand je dis que c’est un contact exhaustif, cela veut dire que nous allons va voir tout le monde, c’est-à-dire le curé, le chef de la police, le maire, le journaliste du coin, les leaders des bidonvilles… Nous allons voir tout le monde pour comprendre qui nous entoure, quelles sont les attentes des gens vis-à-vis de l’entreprise, ce que nous pouvons faire ensemble, identifier également ceux qui peuvent être une menace pour le projet… Et, une fois ce tableau bien établi avec cette cartographie, nous entamons un dialogue avec les uns et les autres pour créer des alliances qui vont se matérialiser dans des projets communs dans lesquels chacun va apporter du sien. Je donne deux exemples. Nous avons réalisé ce travail pour le groupe cimentier suisse Holcim qui avait une cimenterie près d’un port. Nous nous sommes rendus-compte, après avoir discuté avec tous les acteurs concernés, que les marins-pêcheurs pouvaient être un bon vecteur d’alliance. Nous allons donc voir les pêcheurs locaux et nous leur proposons de créer une coopérative qui serait mise en contact avec le groupe Casino (avec qui nous avions réfléchi au préalable, Casino est présent au Venezuela). Casino nous a envoyé un spécialiste de la pêche pour montrer les dernières techniques de pêche et expliquer le fonctionnement de la chaîne du froid. Nous leur avons dit que Casino allait leur signer un contrat d’achat de leur poisson sur une longue durée, et qu’avec ce contrat, ils pourraient aller voir la banque avec qui nous avons négocié pour leur obtenir des prêts à des conditions préférentielles pour pouvoir acquérir les équipements les plus modernes, et nous leur avons fait aussi cadeau des équipements de réfrigération. Et ainsi fut fait. Et tout d’un coup, vous créez un pôle de bien-être économique et social qui va bénéficier à toutes les personnes de l’environnement. Quand vous lancez un tel projet, vous faites venir le maire et le député et les représentants des pouvoirs publics. En conséquence, vous instaurez une paix sociale autour de vos installations, et vous êtes bien connectés avec l’ensemble des acteurs. Les résultats sont positifs pour tous.
Je vais vous citer un second exemple dans lequel les autorités étaient partie prenante. Total avait un bloc de gaz dans le sud du pays, dans un endroit où il n’y a que des cow-boys, vraiment le western. Nous avons

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fait l’analyse cartographique que je vous ai expliquée et nous réalisons qu’il y avait une déficience en matière d’équipements de santé, et en conséquence, nous proposons aux populations locales de mettre en place un dispensaire ambulatoire. Le projet est accepté. Nous allons rencontrer le gouverneur et nous lui disons : « nous allons mettre en place un dispensaire ambulatoire mais tu mets à disposition le personnel médical et tu le paies ». Nous allons discuter avec la mairie en disant « il y aura un service ambulatoire mais vous allez payer la maintenance des ambulances et des équipements, et nous, nous chargeons du reste ». Nous avons déployé ce service ambulatoire avec les entreprises locales et tout s’est très bien passé. En conséquence, les gens sont contents. Ils disposent d’un petit dispositif de soins auquel il ne pouvait prétendre, et soudain, vous êtes impliqué dans un projet commun avec le gouverneur, la mairie et tous les acteurs concernés des artisans et de la population. Tout le monde se connaît, tout le monde parle et vous créez un pôle d’entente. Voilà notre méthode, nous l’avons appliquée dans de nombreux cas avec un grand succès, et ce, dans un pays où les tensions sociales étaient extrêmes. À chaque fois, nous avons eu une paix durable autour de nos installations parce que nous étions très bien perçus et nous avions tous les contacts nécessaires pour résoudre les problèmes quotidiens qui pouvaient se poser.
Si j’ai détaillé ces deux projets (et je reviens à votre question d’il y a un instant), c’est que je tiens à vous présenter un contre-exemple avec Sanofi. Nous avons en effet eu un contrat de même nature que les précédents exemples avec Sanofi. Même processus, nous mettons en place toute une série d’alliances (nous étions tout proche d’un bidonville). Dans le cadre du projet d’implantation de Sanofi, nous organisons la sécurité pour les familles. En particulier, pour aider les jeunes filles enceintes et éviter des grossesses précoces, nous mettons en place des moyens et des équipes pour s’occuper d’elles etc.. Et puis un jour, le président de Sanofi Venezuela m’appelle en disant « Il faut que tu arrêtes toutes les actions que tu as mises en marche ». Je lui demande pourquoi et il me dit qu’il a des instructions du siège de réduire les coûts dans tous les domaines. Je lui dis : « Tu te rends compte, nous avons déclenché un mouvement de dialogue, un mouvement d’actions communes pour améliorer le sort de toute une population à moindre coût » (ça coûtait 300 000 euros par an pour une entreprise de cette taille, c’est ridicule comme vous dites), « et tu me dis d’arrêter ? Mais, l’effet va être désastreux. C’est pire que si nous n’avions jamais rien fait ! ». Je vais au siège à Paris, je suis invité à déjeuner par un des vice-présidents qui m’explique « Désolé, nous devons faire ça, nous sommes au mois de septembre et nous nous sommes rendu compte que notre profit pour cette année n’atteindra pas 9 milliards mais 8 milliards »… Ce sont des chiffres de profit que l’on voit dans le pétrole… 9 milliards dans le médicament, c’est énorme ! Et donc, pour avoir 9 milliards et non 8, nous mettons les gens en pré-retraite, nous licencions qui on peut licencier, nous stoppons les contrats de consultants, nous arrêtons toutes les actions sociales etc.
Quand je constate cette attitude, je comprends la gauche et l’extrême-gauche. C’est intolérable. Vous voyez, quand le mouvement des Gilets Jaunes est apparu, je n’ai pas été surpris. Pendant toutes ces années quand j’habitais au Venezuela, je venais ici tous les deux mois pour passer deux ou trois semaines, donc j’étais là et je n’étais pas du tout déconnecté. Et quand je parlais aux gens dans les entreprises pour lesquelles je travaille, je voyais qu’il y avait un malaise. D’abord, les salaires des gens n’augmentent jamais. C’est peut-être 1 ou 2 % par an, juste pour l’inflation. Vous travaillez bien et vous n’êtes pas récompensé (sauf peut-être quand certains ont une promotion, ils auront peut-être 5-6 % de plus, mais simplement au moment de la promotion qui arrive une fois toutes les X années). J’ai donc trouvé ça intolérable et pourquoi cette mesure a été prise, c’est pour que l’action de Sanofi en bourse ne baisse pas, mais augmente au contraire, parce que les dirigeants de toutes ces entreprises sont jugés là-dessus, et surtout, ils ont des stock-options, et ne regardent pas le bien-être des personnels et des populations.

HG- Cette expérience a dû vous traumatiser ?

HJC- Oui, ce qui est inadmissible dans ce cas concret vécu, (on va dire que je suis un vrai gauchiste, mais je ne le crois pas), c’est de porter préjudice aux employés quand le profit, qui va être grand, n’est pas

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celui qu’on attendait. Vous imaginez, j’ai toujours pensé à ça, l’angoisse de quelqu’un qui travaille dans une entreprise qui gagne de l’argent, et qui se demande quel va être son avenir. Quand une entreprise gagne de l’argent, normalement tout le monde devrait être content et confiant dans l’avenir. Et là, vous constatez que votre sort est lié uniquement à une question de rentabilité maximale du capital exigée par les actionnaires sans tenir compte des conséquences sociales.

HG- L’homme est ainsi réifié, c’est-à-dire « chosifié ». On retrouve là, la dialectique marxiste classique de l’opposition entre le capital et le travail que la financiarisation de l’économie réactualise malheureusement aujourd’hui. Je suis très intéressé et impressionné par votre expérience. J’ai le sentiment que nous abordons là votre coeur de métier –, dans votre cursus professionnel. Vous avez été au coeur de ce dispositif d’interface pour monter des grands projets. C’est votre cursus si j’ai bien compris ?

HJC- Depuis que je suis au Venezuela, j’ai représenté beaucoup d’industries françaises dans les domaines sidérurgiques, métallurgiques, mécaniques (je représentais une bonne partie de ce qu’était la sidérurgie française autrefois), et d’autres groupes de fonderie spécialisée. Et, incidemment, j’ai représenté (et je représente encore) l’entreprise des engrenages créée par mon grand-père, qui est un des leaders mondiaux de cette activité et qui s’appelle maintenant CMD (engrenages et réducteurs). Pourquoi CMD, c’est parce que, à la fin du 20ème siècle, l’entreprise s’appelait Engrenages et Réducteurs « Citroën Messian Durand », l’entreprise Engrenages Citroën avait racheté des concurrents, dont Messian qui appartenait à PSA. Un jour, Jacques Calvet, président de PSA, demande ce que faisait cette entreprise dans le groupe. On lui répond que c’est une entreprise historique, qui a donné le logo, le fameux double chevron à Citroën, et qu’en plus de ça, elle gagne de l’argent. Il répond alors « Allez, vendez-la, je n’en veux plus »… Elle a donc été vendue à un groupe d’investisseurs qui s’appelle Dinaction, qui se sont bien comportés d’ailleurs avec l’entreprise, et donc elle n’a plus le droit d’utiliser le mot « Citroën », ce qui fait que « Citroën Messian Durand » est devenu CMD. Actuellement, c’est encore un des leaders mondiaux pour les engrenages et les réducteurs. Les grands clients sont les cimenteries, les sucreries, les sidérurgies etc.

HG- C’est très intéressant pour vous. La racine même, à l’origine de la création la Société Citroën par votre grand-père est toujours là !

HJC- Oui, bien sûr. Je reviens à ce que je faisais au Venezuela. Je représentais donc ces industries, c’est à-dire que j’étais là pour vendre leurs produits au Venezuela. Nous avons implanté toutes ces entreprises, nous négocions avec les clients pour les convaincre, etc. À ce titre, j’ai eu l’occasion d’être en contact avec toutes les personnes concernées par les achats dans ces entreprises. Quand vous allez vendre ce genre d’équipements dans une cimenterie, par exemple, il faut évidemment parler au président, mais il faut aussi parler à la direction des achats, à la direction technique, aux ingénieurs d’usine qui vont préconiser et agréer votre produit pour que vous puissiez participer à des appels d’offres. Et puis souvent dans les usines, m’étaient montrés les points de faiblesse, là où il y avait des failles, et j’allais discuté avec les ouvriers etc. Pendant toutes ces années là-bas, j’étais en permanence en contact avec toute la chaîne de travail de haut en bas, et en plus, avec des révolutionnaires…

HG- Situation politique inédite pour un européen, c’est le moins que l’on puisse dire. Comment avez-vous pu agir dans ce contexte ?

HJC- Attendez, vous m’avez posé la question sur mes activités et je vais d’abord y répondre puisque mon activité principale est devenue autre depuis 1997. J’ai commencé par devenir conseiller de Total en matière de relations institutionnelles et communication. À ce titre, j’étais chargé de tous les contacts avec le gouvernement et les entités avec qui vous avez à faire, les ministères, les syndicats, la police, toutes les institutions ayant un rapport direct avec vous, la presse etc. Et donc, j’ai déployé la méthode « RSE » dont je vous ai parlée. Au vu des résultats, j’ai été sollicité. Simultanément, je travaille pour Lafarge, Holcim, Sanofi, Veolia, Lactalis, actuellement pour le laboratoire Servier, pour la compagnie pétrolière Maurel et Prom… Pas mal d’entreprises françaises implantées là-bas venaient me chercher pour gérer toutes ces

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relations. Là aussi, j’ai pu constater toute l’évolution du Venezuela et j’ai eu l’occasion de traiter en tête à tête avec des révolutionnaires.

HG- Avec Chavez aussi ?

HJC- Oui, avec Chavez avant qu’il devienne Président. Après son élection, je n’ai eu qu’un contact à l’occasion d’un projet de développement d’énergie solaire pour les indigènes du delta de l’Orénoque, mais ça devenait plus épisodique. Mais j’étais en relation avec son entourage, les Maduro et Cie qui étaient député à l’époque. Souvent, j’avais des réunions en tête à tête avec l’un ou l’autre. Je prenais un certain plaisir – enfin « plaisir », est peut-être un mot excessif… -, disons que j’étais impressionné moi-même en me disant tu es un représentant de la bourgeoise française et tu es en train de discuter avec des vrais révolutionnaires…

HG- Oui, des gauchistes au sens fort du terme.

HJC- Révolutionnaires, et parfois violents. Ils me racontaient leur vécu quotidien. Nous négocions avec eux et j’ai passé mon temps à leur expliquer tout ce qu’ils rataient, mais je le faisais amicalement, « Regardez, ce cimentier est en train de s’effondrer, cela fait trois ans que vous ne leur avez pas donné de devises, regardez telle usine est à l’arrêt, telle autre qui a son four en panne… », je les mettais en garde en permanence sur tout, « Attention à la pénurie de médicaments » etc. Mais, la révolution, une fois en marche, est une machine qui ne s’arrête plus, vous vous rendez compte que personne ne peut rien corriger. Les gens me disaient « Mais on fait quoi ? », « Parles-en au Président », « Oui, mais si je lui en parle, il ne va pas être content ! ». Ou alors, ils me disaient « Je ne peux pas lui en parler parce qu’il va me dire de quoi je me mêle, parce que ce n’est pas mon sujet », « Va parler alors au ministre en charge », « Oui mais le ministre ne me reçoit pas »… Vous êtes pris dans une espèce de train fou que personne ne maitrise et qui conduit à la catastrophe.

HG - Avez-vous vécu des situations tendues ?

HJC- J’ai vécu, (on pourrait en parler pendant des heures), des moments d’une tension incroyable, de grosses tensions, et là, vous avez peur. Lors des périodes de grandes grèves et de troubles, là-bas on tire à balle réelle. Je me souviens, un soir j’étais en cellule de crise chez Total. Je devais rentrer chez moi, c’était la nuit, je savais à peu près où se passaient les troubles, et je me dis qu’il ne fallait pas me tromper de chemin pour rentrer chez moi, et que si jamais il arrivait quoi que ce soit, il fallait que je réagisse vite et bien. Je suis renté sans encombre ce soir-là, le coeur battant la chamade. Je vous donne un autre exemple. Lors de son coup d’État en 1992, Chavez est arrêté le matin, il se rend au gouvernement, et la télévision vous annonce que le coup d’État est terminé, que les putschistes sont arrêtés et que chacun peut reprendre ses activités, aller au travail pour montrer leur soutien à la démocratie… Rassuré par ces nouvelles, je dis aux enfants de se préparer pour aller à l’école (au lycée français). Nous prenons la voiture, nous arrivons sur l’autoroute, et tout d’un coup j’entends des tirs… J’arrive à un endroit qui se dégage un peu et je vois des tanks en train de tirer contre les soldats qui se trouvaient de l’autre côté. En fait, le coup d’État n’était pas terminé. Aussitôt, je crie aux enfants de se baisser, et pour la première fois, j’espère la seule fois de ma vie, j’ai pris l’autoroute en sens inverse, je n’avais pas le choix. Je prends donc l’autoroute en sens inverse et tout le monde me suivait. Je m’étais mis sur la voie d’arrêt d’urgence en faisant des appels de phare et en allant doucement, mais je n’avais pas le choix. D’autres voitures ont continué à avancer dans l’autre sens, dont une femme et sa fille qui ont été mitraillées.

HG- Aviez-vous un garde du corps ?

HJC- Pas à l’époque. De toute façon, le garde du corps ne peut rien faire dans une telle situation.

HG - Aujourd’hui, dans le contexte d’effondrement économique et social du Venezuela, comment peut se poursuivre votre activité et l’application de votre méthode RSE ?

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HJC- Très difficile, maintenant. Nous avons signé un contrat avec une compagnie pétrolière française qui a acheté un bloc pétrolier au Venezuela (elle a signé en décembre dernier). Il faut gérer une situation catastrophique. Associée à la compagnie pétrolière nationale, dans ce projet, elle découvre que les 350 personnes de l’entreprise meurent de faim. Je signale qu’aujourd'hui au Venezuela, le salaire minimum mensuel est de 2 $… Comme il est impossible d’améliorer les conditions salariales du personnel, en raison de la mixité de l’entreprise avec l’Etat, l’idée est de trouver un dérivatif de versement de dons dans une sorte de coopérative regroupant un certain nombre de personnes identifiées comme relais pour aider leurs coreligionnaires. Ainsi, l’entreprise française peut donner une somme qui, pour arriver jusqu’aux gens, va passer par un système de tickets d’alimentation et les personnels pourront ainsi s’approvisionner Je souhaitais mettre en place ce dispositif permettant une force de frappe pour d’aliments moins chers. Mais, les problèmes de sécurité et de logistique deviennent gigantesques. En effet, l’arrivée de quantités importantes de nourritures est vite connue et provoque des bagarres entre les personnes qui, en pleine pénurie, se ruent sur la marchandise. D’autre part, le transport étant devenu cher (surtout par rapport au salaire que je vous ai indiqué), le coût du transport devient prohibitif pour eux. Voilà donc le système que nous cherchons à mettre en place dans ce contexte. La deuxième phase consiste à essayer de créer des activités économiques locales de proximité et artisanales générant quelques revenus. Nous sommes en pleine réflexion pour imaginer ce qu’on peut faire. Il faut être hyper inventif dans un tel contexte de crise humanitaire.
J’ai donc passé toutes ces années dans une situation extrêmement tendue où vous avez peur à chaque instant. Quand vous sortez de chez vous, vous ne savez pas si vous allez revenir. J’ai une voiture blindée mais le problème est qu’il faut en sortir à un moment ou un autre… Je me souviens, quand j’arrivais au bureau, vous êtes dans le parking. Mais, dans les parkings, il n’y a pas grand monde et qui dit que quelqu’un n’est pas à vous attendre derrière une colonne ? Vous rentrez alors dans l’ascenseur très vite en espérant qu’il n’y ait personne dedans à vous attendre avec un pistolet. C’était insupportable. Quand ma femme revenait des courses avec le chauffeur, c’était un soulagement à chaque fois pour moi.
Lors de mon dernier voyage au Venezuela, j’ai constaté que la moitié de mon entourage a été agressé, c’est-à-dire assassiné, enlevé, attaqué, volé chez eux, volé dans la rue etc. Quand la foudre tombe dans tous les coins, vous êtes obligé de partir comme vous dites.
A partir d’un certain seuil, le constat d’impossibilité de travailler s’impose et les risques encourus vous obligent à quitter les lieux.

HG - Votre expérience récente douloureuse montre à quel point vous êtes attentif au développement social de l’investissement économique. Certes, le contexte politique joue considérablement sur les possibilités d’investissement d’entreprises libérales, et le cas du Venezuela est exemplaire sur la destruction économique et donc sociale du pays, mais, n’y a-t-il pas aujourd’hui dans la réponse hyperlibérale de la mondialisation, une dérive de financiarisation destructrice ?

HJC - Je dirais même que c’est le coeur du problème ! Certes, l’équilibre d’exploitation d’une entreprise est toujours délicat et demande d’investir en équipements technologiques et en organisation. La maîtrise des coûts et la concurrence conduisent inévitablement, dans certaines circonstances, à des conséquences sur le personnel quand une réorganisation devient indispensable pour la pérennité de l’entreprise. Mais lorsque la finalité devient purement financière, ce qui est le cas, aujourd’hui, pour certains grands groupes, il y a non seulement destruction sociale mais également destruction de la chaîne de valeur propre de l’entreprise. En effet, la réduction des coûts à tout crin conduit aussi à scier la branche sur laquelle est l’entreprise, surtout si on démotive le personnel par cette politique.
J’ajouterai aussi autre chose qui est fondamental à les yeux, d’autant plus que je l’ai vécu. Il s’agit d’instaurer le dialogue en permanence, même si ce n’est pas facile, et ça ne peut pas l’être car chacun veut défendre ses intérêts. Quel était l’intérêt de la mise en place de notre politique, que j’ai appelée RSE et

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dont, j’ai déposé la marque : « Alliage sociétal ». C’était de créer un écosystème avec l’environnement de la population, de ses caractéristiques et de ses préoccupations et de ses savoir-faire. C’est l’histoire des pêcheurs dont je vous ai parlé avec Holcim et le Casino. Il y a eu un petit apport financier d’Holcim, mais tout le reste a consisté à mettre en relations les acteurs concernés ce qui a été fait avec Casino qui signe le contrat d’achat du poisson, discuter avec la banque etc., C’est en finale, un principe écologique, une mise en réseau. Il est possible de faire profiter les gens du réseau, on peut leur donner des idées. Par exemple, je disais aux gens de certains groupes de supermarchés, admettons que vous ayez un supermarché dans une banlieue à risque, est-ce que le directeur du supermarché est allé parler aux gens, est-ce qu’il est allé voir le grand frère ou autre, les gens qui sont là ? Quand vous avez des galeries marchandes, vous pouvez peut-être réserver deux espaces pour les gens parce qu’il y a peut-être quelqu’un qui a l’idée de monter un atelier de réparation de bicyclettes, ça ne vous coûte pas grand-chose, mais il faut parler. Si toutes les entreprises parlaient aux gens autour, vous imaginez comme ça changerait ? Je l’ai vécu tellement de fois.

HG : votre méthode est magique ?

HJC : Efficace mais pas magique ? En effet, dans le cas particulier du Venezuela, nous avions besoin de protection, bien évidemment. Je peux vous dire qu’on a obtenu trois choses grâce à la méthode : premièrement évidemment la paix sociale pour l’installation ; deuxièmement, une bonne image de l’entreprise ; et puis troisièmement le renforcement de nos relations institutionnelles parce que quand vous vous comportez de cette manière, quand vous êtes bien vus, vous pouvez parler plus facilement aux autorités, ils sont tous à l’écoute, et surtout, il y a des pays où vous avez intérêt à le faire. Par exemple, si vous avez besoin de protection de la police, qu’il y a un incident et qu’il faut que la police vienne, ici on fait le 17 et la police arrive assez vite, tandis que là-bas si vous n’êtes pas copain du colonel de la Garde nationale, vous êtes tout seul, laissé à vous-même. Il faut parfois savoir mettre de l’ordre. Par exemple, il y avait une usine au Venezuela où nous avons constaté qu’un certain nombre d’employés allaient armés au bureau, le pistolet à la ceinture. Imaginez, vous avez le pistolet à la ceinture, vous vous faites gronder par votre chef, vous lui montrez que vous avez le pistolet à la ceinture en disant « Je t’attends à la récré.. ». Ensuite, nous avons constaté qu’il y avait des trafics de drogue dans l’entreprise, et qu’il n’y avait aucun respect de l’autorité. Il fallait mettre de l’ordre là-dedans. Vous voyez bien, c’est tout un ensemble de facteurs qui conduit au dialogue, et à partir de là, beaucoup de choses sont possibles mais ce n’est en aucun cas facile.

HG - Avez-vous rendu compte de ce type d’expérience au patronat français, au Medef par exemple ?

HJC - Quand je suis revenu de manière définitive en France, il y a environ trois ans, cela faisait déjà un moment que j’en parlais aux grandes entreprises quand je revenais en France. Mais si certains y prêtaient une certaine attention, la plupart étaient sceptiques, évoquant l’absence de budget ou de personnel adapté, des réorganisations en cours… Mais la différence d’écoute est liée principalement à l’expérience d’expatrié. Ceux qui ne l’ont pas été ne comprennent pas ce processus. Si je dis ça, c’est parce que quand vous prenez des entreprises comme Total, en particulier, la division Exploration Production, tous les gens qui y sont, y compris au sommet, ont tous passé une partie de leur temps sur des champs pétroliers au Nigéria, en Argentine, au Venezuela etc. Tous ces gens ont été au combat, dans le vrai combat. En plus, quand vous êtes une compagnie pétrolière ou minière, vous êtes vraiment très sollicités, pour ne pas dire harcelés ou agressés, et il faut vraiment bien s’organiser pour faire face. Mais, il y a beaucoup de cadres dans les grandes entreprises qui ont été expatriés à Berlin, par exemple, sans plus, et donc quand vous leur parlez, c’est un peu théorique pour eux et ils s’en fichent parce qu’ils se disent « Supposons qu’il y ait un incident, qui va gérer ? ».

HG - Comment convaincre les Dirigeants de l’entreprise de l’intérêt de cette méthode ?
Je vais vous expliquer en deux mots pourquoi nous avons inventé cette méthode. Quand Total s’installe au Venezuela en 1997 pour faire des investissements majeurs, beaucoup de gens sont embauchés

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localement, beaucoup d’expatriés arrivent, un département RSE est créé. Toutes ces équipes, expatriés et locaux sont lâchés dans la nature. Ils vont voir toutes les parties prenantes et reviennent avec une shopping-list, de la Garde nationale qui dit « J’ai besoin de pièces de rechange », du maire « Il faudrait me réparer l’école »… On distribuait l’argent, on pensait qu’on faisait bien les choses et que les gens allaient nous apprécier jusqu’au jour où il y a eu un incident majeur. Nous confions à une communauté voisine un contrat de démontage d’un « rig » de forage et le jour où elle se présente pour faire le travail, une autre communauté arrive mécontente parce qu’elle n’avait pas eu le contrat. Elles discutent entre elles, le ton monte et quelqu’un sort son pistolet pour tirer dans le tas… deux morts et trois blessés, et donc couverture dans les médias etc. Le président de Total Venezuela nous dit alors « On a tout faux, on n’a rien compris », et nous avons recherché des professionnels pouvant nous aider. C’est ainsi que nous avons découvert une femme très connue à l’époque pour créer des alliances tripartites entre les entreprises, les autorités locales et les communautés voisines. Elle nous a fait comprendre qu’il ne fallait pas s’y prendre ainsi et qu’il fallait d’abord un examen exhaustif des parties prenantes. etc. La méthode vient de là. Nous l’avons embauchée et elle a eue carte blanche. Ça a tellement bien marché qu’au bout de deux ou trois ans, le président du groupe Total rappelle le président de Total Venezuela au siège pour lui dire « Ce que vous avez fait au Venezuela est exemplaire, je veux que ce soit la politique de Total dans le monde entier ; je vais donc créer une vice-présidence que je te confie et tu vas créer le manuel d’application obligatoire pour toutes les filiales avec ta méthode, les règles, etc. ». C’est ce qui fonctionne depuis chez Total et c’est obligatoire.

HG- Dans ce dispositif, comment éviter la corruption ?

HJC - Et puis, ça ne sert à rien ! Je vais vous donner un exemple que j’ai vécu en Colombie il y a quelques années. Il y avait eu des grandes inondations dans le nord de la Colombie qui avaient détruit des villages entiers. La communauté internationale s’en est émue et un certain nombre d’entreprises présentes dans le pays (dont Renault) ont voulu aider. Je me souviens avoir eu une discussion avec le directeur général de Renault qui me dit qu’ils avaient remis un chèque de 500 000 euros au gouvernement. Je me suis dit mais ces 500 000 euros vont aller où ? Dans un cas comme ça, il faut choisir un village, aller voir le maire ou éventuellement le gouverneur du coin, pour proposer de reconstruire ensemble, et au moins tu sais que ton argent va aller là. Accessoirement, il y aura une petite plaque dans un coin disant que Renault a aidé etc. Mais pas de faire un chèque comme ça, c’est la solution de facilité. La méthode dont je parle, c’est du travail, du suivi, mais ça paie.

HG - Quelle image conservez-vous de Chavez, dans vos rencontres ?

HJC- J’ai dû reconnaître une chose à Chavez, il savait parler aux gens. Il savait créer une attente, il a forcé les entreprises à avoir une certaine vision sociale. Je lui reconnais cette qualité et je vais vous dire pourquoi. Quand nous avons inauguré des très gros investissements de Total au Venezuela, une énorme installation nommée en anglais « upgrader » (il n’y a pas le mot français) permettant de transformer les pétroles extra-lourds de l’Orénoque, Chavez y est venu. Il n’était pas encore radicalisé comme il l’est devenu par la suite. Il félicite tout le monde, il admire cette installation, etc. Puis, il ajoute : « Mais avant de poursuivre, je voudrais que les ouvriers qui ont participé à la sueur de leur front à cette construction et qui sont dans cette salle, lèvent la main ». Et là, il n’y en avait pas un… Quand on fait une inauguration comme ça dans notre pays, il n’y a pas les ouvriers… Nous nous sommes faits littéralement engueulés… « Comment ? Quoi ? Vous êtes là, vous investissez, ceux qui, sous un soleil de plomb, les pluies tropicales etc., ont fait le travail, ne sont pas là et vous ne leur rendez même pas hommage ? Il n’y a même pas une petite délégation d’ouvriers, c’est inadmissible ! ». Il avait effectivement raison.

HG - Chavez avait donc une préoccupation sociale forte ?

HJC- Eh oui. C’est vrai mais, il y avait en fait un marché à établir : facilités pour les autorisations administratives en contrepartie d’infrastructures sociales. Je me souviens d’être allé voir le ministre de

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l’Environnement pour le projet gaz de Total. Le projet pesait 1 milliard de dollars. La présentation du projet a duré 30 minutes. Une fois le projet présenté, le Ministre nous dit « Maintenant, dites-moi ce que vous faites pour les gens et pour le social ». Heureusement, nous étions prêts. L’investissement dans le domaine était de 300 000-400 000 dollars par an, et la présentation a duré une heure. Vous voyez, une demi-heure pour 1 milliard, et une heure pour 300 000-400 000 dollars… Ils nous posaient des questions sur la médecine ambulatoire, la réparation de l’église, pourquoi, comment, les équipes de base-ball, les entraîneurs, comment nous allions faire etc. Et nous avions réponse tout. Leurs équipes ont été très satisfaites de notre apport au plan social. Nous avons ainsi eu toutes les autorisations nécessaires à cette implantation.

HG - Nous parlions d’écosystèmes. Je crois que vous avez organisé, et là, nous quittons l’industrie, des expéditions dans la forêt amazonienne pour en permettre la découverte ? des mini-croisières jaunes, en somme ?

HJC- Ma femme a fait un livre avec toutes mes photos qui s’appelle « La croisière verte »… C’étaient des moments extrêmement intenses qui me manquent beaucoup parce que nous allions dans des endroits insolites, vraiment au milieu de nulle part où personne n’allait, dans des paysages somptueux. Il me fallait à chaque fois un mois ou un mois et demi pour les organiser. Il fallait en effet prévoir sur place le programme, le trajet, les marches, les récompenses des marches, la logistique… de ces expéditions. Nous marchions dans la jungle, la savane pour arriver dans un endroit superbe, généralement avec une énorme chute d’eau, des rapides, un endroit spectaculaire. J’y allais avec des amis qui étaient tous dans les affaires, ambassadeur de France ou autres, et quand nous étions sur le lieu de la récompense, l’aboutissement de ces circuits, il se produisait deux phénomènes extraordinaires : d’abord un moment intense de spiritualité (on le voit sur les photos, les gens s’isolant tout d’un coup, assis sur un rocher et regardant droit devant eux). Et puis, deuxième phénomène, une sorte de retour à l’enfance en raison du sentiment de liberté dans cet espace. Vous avez des gens comme vous et moi, il y a une liane et je m’y accroche pour me balancer. Le premier soir au dîner (même dans la jungle, je faisais en sorte qu’il y ait un plan de table pour favoriser les contacts), je commençais toujours par un discours pour raconter la journée. J’essayais parfois d’être humoristique, mais personne ne répondait. Le deuxième soir, je fais présider le dîner par un homme ou une femme que je choisissais, et je ne m’occupais pas, et chacun pouvait prendre la parole. Je peux vous dire (cela m’a toujours impressionné) que même les personnes qui ne sont absolument pas habituées à prononcer des discours, demandaient la parole pour raconter leur émotion. C’était incroyable. Il y avait des discours plus ou moins longs ou plus ou moins courts, il y avait de tout, mais c’était d’une intensité émotionnelle et relationnelle étonnante,

HG - Des relations de coeur à coeur et beaucoup plus personnelles ?

HJC - Oui, chacun avait vécu quelque chose qui le connectait à la nature et à ses voisins. Quand vous êtes dans des endroits comme ça, je peux vous dire que vous oubliez tout. Vous êtes sur une autre planète. Et quand nous revenions, il y avait 48 heures de déprime.

HG - Vous avez ainsi déployé une capacité à dialoguer, tant dans votre activité professionnelle que dans votre contact avec la nature avec vos relations avec vos amis ?

HJC- Quand vous adoptez cette attitude de dialogue, vous êtes bien perçus. Cela m’a permis l’accès à tous ces dirigeants, d’autant plus que j’étais étranger. Ces dirigeants m’ont souvent rendu des services sans la moindre contrepartie, et beaucoup s’en étonnaient.

HG - Un retour d’ascenseur ?…

HJC- Je peux vous donner un exemple qui nous ramène au contexte particulier Venezuelien. Un jour, la deuxième usine d’Holcim est encerclée par un groupe de personnes plutôt agressives. La Direction d’Holcim m’appelle pour me dire « Nous sommes encerclés par un groupe de personnes qui veulent en

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découdre, pouvez- vous nous aider à briser l’encerclement ? ». J’appelle les députés de la commission des affaires sociales (avant Maduro), je leur explique la situation et ils me demandent qui encercle. Je le leur dis et ils m’incitent à identifier le groupe en question. Après quelques minutes, la réponse tombe : « Nous avons vérifié, faites attention ce sont des gens très violents ». A mes interrogations, ils me répondent : « Ils sont venus l’autre jour à l’Assemblée nationale pour discuter avec nous, ils avaient leur pistolet sur la table, le ton a monté, et puis, pour leur montrer qui était le chef, un des députés a pris son pistolet et a cassé la tête d’un des types avec sa crosse; donc, nous allons leur parler, mais saches que dans la révolution, on n'impose rien… ». Ils appellent les impétrants sur le site, qui ne voulaient pas partir. Au bout de trois jours, ils appellent le maire de la commune voisine (qui était chaviste) et lui donnent des instructions. Le maire arrive sur le site, il informe que la Garde nationale va demander d’évacuer (les barricades avaient en leur centre des femmes et des enfants). Les chauffeurs de camion ont reçu l’ordre d’enfoncer les barricades. Aussitôt dit, aussitôt fait. Évidemment, tout le monde s’est écarté et heureusement ; il n’y a pas eu de blessés. Mais, à partir de ce moment-là, la paix sociale était complète et plus personne n’a osé faire quoi que ce soit. Ils ont bien compris que nous étions appréciés de la direction du parti. A la suite de ce service rendu, je leur ai annoncé que, pour les remercier, j’étais autorisé à faire une donation de ciment à une organisation qu’ils désigneraient. Et ils ont refusé (« Non, non, on ne veut pas de ton ciment »). Quelques années plus tard, le député en question était devenu ministre. Il m’appelle pour me dire « Je suis avec le Président Chavez en ce moment, nous sommes en cours d’inspection des travaux de construction et il y a pénurie de ciment, peux-tu nous en faire parvenir ? ». J’ai demandé à Lafarge qui a accepté. Il me dit « T’inquiètes pas, nous vous le paierons », et j’ai répondu « Non, je te le dois », « Non, non, on vous le paie », et ils l’ont payé. Et un jour, je demande à ce ministre pourquoi il m’avait rendu ces services. Il me répond : « Parce que tu es la France ».

HG- C’est une belle conclusion en tout cas ! Je vous remercie.

Propos recueillis par Hilaire Giron

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